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Zhu Hong, entre visible et invisible
Philippe Piguet, juin 2014

Zhu Hong ne le cache pas, elle adore visiter les musées. Tant pour les œuvres qu’ils recèlent que pour leur architecture ou leur décor intérieur. C’est là qu’elle puise les motifs de son travail, non qu’elle se contente de reproduire ce qu’elle voit mais elle exprime dans ses dessins comme dans ses peintures ce qu’elle ressent, voire les questions qu’elle se pose au fur et à mesure de ses visites. Il y va donc de la dualité d’un ressenti, livré en toute sensibilité, et d’une réflexion sur l’art lui-même dans sa relation à cette perception. Dessin et peinture y sont également employés à en rendre compte pour nous donner des images qui conjuguent, sur le mode prospectif, mémoire, silence et délices.   
« Dans le musée », « Le Génie des arts », « Le Salon », « Chefs-d’œuvre » « Room with windows », « De la main à la main », etc. : si la plupart des œuvres de Zhu Hong avoue une relation fondamentale à l’idée d’un espace facilement identifiable, en revanche leur découverte entraîne le regard bien au-delà et l’invite à un voyage mental et sensible aux confins du visible et de l’invisible. Passé outre l’énoncé du titre de ses séries, l’art de Zhu Hong est requis par l’innommable. La vision qu’elle porte sur le monde nous en propose des images diaphanes, épiphaniques, fragmentées, que rien ne limite et qui adviennent dans une luminosité étrangement opalescente. Quelque chose d’une énigme est à l’œuvre dans son travail qui charge chacune de ses images d’une rare dimension poétique.
Le parcours qu’elle a ici imaginé prend en compte l’existant non seulement en écho à certaines œuvres de la collection du musée mais parce qu’elle a réalisé une pièce spécifique au regard de l’ensemble décoratif du Salon Gaulin. L’œuvre dans l’œuvre en quelque sorte. Cette procédure de mise en abîme se retrouve aussi dans la façon qu’a l’artiste de se saisir de certains détails de tableaux (séries « Dans le musée » et « Le génie des arts ») qui suffisent à les reconstituer. Il y est question de point de vue, tout à la fois subjectif, plastique et conceptuel, Zhu Hong retenant ici un fragment iconographique, là une intensité lumineuse, là encore la forme d’un cartel ou la moulure d’un encadrement.
S’abandonnant au pur plaisir de la peinture, le peintre joue par ailleurs soit de la citation (série « Chefs-d’œuvre »), soit du dehors et du dedans (série « Room with windows »). Il reprend ici certaines images de référence, il brosse là tout un ensemble d’images de différentes vues muséales déterminant comme une géographie sensible et imaginaire. D’une puissante liberté de facture, Zhu Hong recourt ici et là à une palette aux couleurs laiteuses qui excédent l’aspect tout à la fois intemporel et immatériel de son art.
Cette duelle qualité trouve son acmé dans tout un ensemble de travaux (série « De la main à la main ») qui procèdent de la collusion entre deux matérialités : le crayon 6H employé sur fond légèrement recouvert d’encre de Chine. Il en résulte comme une forme superlative de la démarche de l’artiste. Tout y est porté aux degrés extrêmes et opposés d’une apparition et d’une évanescence. A l’instant même où la pensée prend corps et où le geste la fixe en une figure discrète et incarnée. Finalement, peu importe le motif, seule la motivation compte. Chez Zhu Hong, elle relève d’un être-là. D’une simple mais inéluctable présence.

                                                

Le Musée du silence de Zhu Hong

Sophie Barthélémy, février 2014

Le titre éponyme du roman de la Japonaise Yôko Ogawa pourrait s'appliquer à  l'univers personnel  de Zhu Hong tant son œuvre est un éloge au silence et à la contemplation. L'artiste partage d'ailleurs avec la romancière cette réflexion sur la mémoire, fragile et fugace, et les empreintes du temps qui passe, évoquées dans le livre par cette collection insolite d'objets et de vestiges d'une intimité disparue.

L'œuvre de Zhu Hong apparaît comme une poétique de la révélation ou du dévoilement.  Privilégiant des couleurs diaphanes et fondues tant dans ses peintures aux subtils camaïeux de gris que dans ses dessins au crayon ou à l'encre de Chine diluée, l'artiste se plaît à faire émerger des limbes de sa mémoire visuelle une figure ou un paysage pour l'atténuer ou l'effacer presque aussitôt. Ces tonalités ''brumeuses'' constituent une sorte de métaphore chromatique du souvenir,  impalpable et nébuleux à l'image du travail tout en demi-teinte de Zhu Hong, à la frontière toujours ténue entre figuration et abstraction, visible et invisible, présence et absence, matérialité et dématérialité.
Dans l'Aile du silence, titre donné au livre d'artiste réalisé en 2012 d'après un papier peint imprimé, la figure des anges, inspirés du Puits de Moïse, se dévoile ainsi peu à peu au fil des pages, à travers 48 dessins au trait vaporeux et aérien comme une plume d'oiseau. Cette impression de voile, créée par la réduction de contraste et les formes estompées du lavis, confère à l'ouvrage une dimension à la fois fantomatique et poétique que renforce encore le titre à la sobre beauté d'un haïku. Proche de l'abstraction en peinture, le silence est aussi le propre de la poésie moderne, libérée du langage et de la narration, comme nous le rappelle Roland Barthes dans ses Mythologies.

Dans la série Dans le musée, Zhu Hong met en scène des espaces silencieux et vides de toute présence humaine, à peine suggérée ici et là par le fauteuil abandonné d'un gardien dans Centre Pompidou ou par le visage d'un visiteur traversant furtivement, sur un mode presque surréaliste, la Maja nue de Goya dans Prado, Madrid II. Sa prédilection pour le détail, même le plus anodin en apparence, et le hors champ l'amènent à privilégier des cadrages serrés, prétextes à des images tronquées et souvent insolites. Dans Musée des beaux-arts, Dijon I, l'artiste focalise ainsi son regard sur le parquet de la galerie XVIIIe qui devient un grand espace vide et abstrait. De même, dans Musée des beaux-arts, Dijon II, la figure d'un pleurant est décentrée pour être reléguée dans l'angle inférieur du tableau tandis que le mur nu et blanc, sur lequel se détache la tache noire et menaçante d'une caméra de surveillance, occupe la majeure partie de la composition. Les détails des peintures elles-mêmes ne s'attachent pas davantage à la physionomie des figures dont l'artiste ne retient souvent qu'une partie d'anatomie, tel un pied dans le tableau d'Ingres (Louvre, Paris IV), ou l'élégance sensuelle d'un drapé féminin, comme dans le Portrait de Mme Récamier de Louis David (Louvre, Paris III).

Les dessins procèdent eux aussi de cette esthétique minimaliste de la fragmentation. Dans la série De la main à la main, inspirée de célèbres peintures de la Renaissance italienne et flamande, les corps et les visages s'effacent ou disparaissent. Seule une main émerge du voile en grisaille, dessinant dans l'espace une gestuelle évocatrice et symbolique : geste de tendre protection maternelle de la Vierge tenant l'Enfant dans les peintures des Primitifs flamands ; geste d'amour mystique dans la scène de l'anneau nuptial échangé entre le Christ et sainte Catherine (d'après Antonio Allegri et Hans Memling) ; main inquisitrice et tentatrice de la Diseuse de bonne aventure (d'après Caravage) ; geste maniériste et voluptueux de la main de la duchesse de Villars pointée vers le sein de sa sœur, Gabrielle d'Estrées (d'après l'Ecole de Fontainebleau)...
Dans Chefs-d'œuvre, affleurent ici et là un visage, aux traits finement dessinés, tel celui de la Vierge de la Nativité du Maître de Flémalle, ou un drapé, surgissant mystérieusement du néant, tels des fantômes ou des fragments d'une mémoire morcelée. Comme dans la série Peinture-dessin (2010), où les peintures avaient pour titres des techniques graphiques qu'elles tentaient d'imiter par de savants jeux illusionnistes, Zhu Hong brouille à nouveau les pistes entre ses deux médiums de prédilection. La présence des craquelures, référence à la matérialité de la peinture, source d'inspiration de ces dessins, a toutefois ici plus qu'une simple fonction de trompe-l'œil. Elle nous renvoie aussi par un jeu de miroir à la mémoire qui se craquèle et se brise... sans bruit...


                                





UN ALPHABET DES POUSSIERES  
Pierre Giquel , le 17 novembre 2013.


Si la peinture avait été une fiction pour Zhu Hong, son histoire aurait rejoint les mouvements crépusculaires, la mélopée aurait été plaintive, le soleil déclinant laissant apparaître ruines et désastres. Le défi, ici, semble tout autre. Quittant la Chine après des études concernant la peinture à l’huile, Zhu Hong envisage le champ pictural comme un territoire infini où certes elle convoque l’histoire de la peinture, du tableau, mais aussi l’image et son inépuisable potentiel. La distance qu’elle accorde alors au sujet, et aux références, la conduise ainsi à développer une œuvre singulière, discrète et forte. Troublante mais privée de toute nostalgie, elle ne s’égare jamais dans une relation strictement analytique. Elle ne s’attarde pas plus sur une intarissable mort, elle peint et dessine, tout bas, gérant avec une attention infinie les multiples fables que lui proposent le musée, mais aussi les reproductions de tableaux qui fondent aujourd’hui notre culture contemporaine. Elle photographie. Le fragment d’un tableau, un cadre, la chaise d’un gardien, une salle privée de ses spectateurs. Elle utilise des cartes postales, s’inspirent des affiches d’exposition. Elle s’attache à des détails.

Elle invente un alphabet des poussières. Si la peinture ne peut garder son éclat, ses fragments diffusent encore des secrets, et j’allais dire des élégances qui l’apparentent à des déclarations d’amour. Zhu Hong explore des syntaxes nouvelles : en isolant elle recompose le noyau perdu dans ses milliards de poussières d’étoiles, elle organise ses récits en tenant compte du temps, elle rédige une lettre dont l’objet serait à venir. Un doux linceul transparent semble  recouvrir chaque surface, à l’image d’une cendre volcanique qui se serait déposée sur les objets, les arbres, les femmes et les hommes endormis. Il y a là un entêtement que balaie un ciel gris, que soulève un vent frais. La couleur devient un gisement prometteur.

Dans le texte « Hors Champ »(1) que lui consacre Hubert Besacier, ce dernier met entre parenthèses « les vertus de la fragmentation ». Le récit modulé par Zhu Hong se fonde en effet sur ces questions de « creux », de trous, d’oubli (« La présence d’un oubli » est le titre qu’elle a donné à l’un de ses ouvrages), de silence. Mathieu Bénézet dans « Le roman de la langue » (2)évoque à propos de l’écriture jabésienne « le retrait de la figure » qui est un écho au programme deleuzien : « dénier un primat de l’original sur la copie. Glorifier le règne des simulacres et des reflets. » Cette glorification ici n’est pas intempestive. Les sujets sont comme en repos, ils échappent à l’exactitude, ils flottent librement loin des lois contraignantes du souvenir, ils se mobilisent dans une sorte de fadeur pour éveiller l’irruption de la couleur, ils jouent avec l’original pour mieux s’émanciper. Dans son acharnement à décadrer, à déranger, Zhu Hong réinjecte une consistance au plaisir pictural, et au dessin, tireur invisible et captateur imprévisible.

En 2007, avec « Dans le musée », les grands tableaux agitaient leurs homicides involontaires. Les coups portés avaient des airs d’opéras sériels. Aujourd’hui la quête n’a rien perdu en densité, les secousses paraissant toujours aussi feutrées, l’ombre blanche ressemble sans répit à une fine poudre contagieuse et parfumée. En Dordogne, le voyage à travers la peinture et l’histoire de l’art a peut-être gagné en lenteur, la modestie est encore plus grande.Une série composée de sachets retient l’attention. Chaque oeuvre appelle une manipulation particulière. Posé contre la lumière, l’objet que je tiens dans mes mains se dote d’une existence insidieuse et durable. Malgré la fragilité de ce qui m’est donné à voir, se répercute une hémorragie de signes, ce que j’aperçois a la fermeté d’un sang frais, comme si une humanité s’était suspendue à un fil, comme si mille noms vidés de leur sens jouaient maintenant ensemble. Fulgurants, ces dessins fécondent leur propre silence. Surpris par cette étreinte d’un ordre si peu familier, je ne peux m’empêcher de les imaginer, j’allais écrire « imager », ils ont la saveur d’un raffinement et semblent arrachés à la terreur. Ils sont simples et remettent en question tous les sens. Oui ! c’est l’histoire d’un désossement ! Une histoire friable, un effleurement.

De grands formats ont jalonné également ce parcours en découvertes préhistoriques. L’aventure contemporaine est une belle aventure où le brouillage est le prix à payer ( la distance). Mais ici je remplacerais le mot « payer » par « recevoir ». Photographiant des « cailloux » dans la campagne périgourdine ou dans les musées que leur sont consacrés, Zhu Hong agrandit les objets pour voir apparaître finalement dans cette opération excessive des paysages qu’elle redessine : il fallait replonger dans un détail pour connaître le vertige des espaces, comme si la géographie sommeillait dans l’éclat d’un silex.

« Tout peut disparaître » semble répéter à l’infini les œuvres qui s’imposent inlassablement entre l’ombre et un éblouissement. Paradoxalement il n’y a pas d’hésitation. « Je cache, je montre », tels pourraient être les termes de cette quête amoureuse et lointaine. La peinture est le lieu d’un recyclage certes, c’est aussi le lieu d’un saisissement. Il ne faut pas croire, il faut inonder. Le jour évaporera les angles, la figure glissera comme un cygne. L’objet continuera seul, irrigué dans les sables gris. Il continuera dans le désir de peindre. Dans la douleur d’un allègement. Dans sa douceur.


(1) Zhu Hong « La présence d’un oubli » 2angles. 2011
(2) Mathieu Bénézet « Le Roman de la langue » 10/18. 1977. p111






Décor Intérieur ou la confession de l’apparence
Bertrand Charles, janvier 2013


L’art de Zhu Hong consiste en l’appropriation d’images chargées d’une temporalité prégnante. Ce sont des œuvres picturales majeures puisées dans les musées, mais aussi des photographies glanées dans les livres ou seulement de prosaïques documents d’archives. Ces images possèdent des matérialités et des qualités que Zhu Hong revisite, non seulement pour les faire siennes, mais pour conduire et attiser notre regard sur des objets inhérents à notre culture qui échappent à notre perception. Pour que l’on ose chercher et déceler ce qui potentiellement se cache, elle opère, à l’opposé de la fulgurance, sur un mode diaphane qui propose plutôt qu’il n’impose.

A mi-chemin entre la scène de genre et le portrait, trois grandes représentations de cerfs : ces instantanés de vie nocturne sont mis en valeur de façon quasi ostentatoire dans de grands cadres moulurés où les rinceaux, grotesques et arabesques nous transportent à la Renaissance. Cette élégante quiétude n’empêche pas pour autant de saisir les scènes de chasse à courre, où l’animal traqué fuit, franchissant les clôtures et les murs de pâtures, où bien attend, digne et majestueux, sa mort qu’il sait toute proche. Le thème de la chasse et de la vie animale a quelque chose de suranné mais qu’on ne s’y trompe pas, ces scènes que d’aucuns qualifieraient de kitsch, ne sont pas l’expression d’une nostalgie. Zhu Hong se nourrit de l’histoire du Château du Grand Jardin édifié au 16ème siècle comme un lieu de plaisance dédié au repos et aux réceptions. Le raffinement avec lequel elle fabrique ces images fait écho avec intelligence à un art de vivre renaissant. Pour la salle d’apparat, elle pense une nouvelle enveloppe sur laquelle elle appose littéralement un nouveau décor intérieur qui vient questionner la fonction décorative de l’art.

La diversité des sources documentaires et la superposition des techniques (crayon et encre sur papier, impression numérique) associées au jeu d’échelles participent d’une richesse esthétique foisonnante et delà, troublante. Le dessin change de statut en devenant sa propre image agrandie à l’échelle du papier peint. De l’épaisse moulure des cadres ne subsiste que la « ligne claire ». Le trait de crayon surdimensionné trahit notre capacité à ne percevoir que par la médiation de la reproduction… Le dessin « original » serait-il si peu disert quand, passé au crible de l’imprimante, il dévoilerait son trait tout entier ? Lorsqu’il est grand, le dessin s’impose au spectateur alors que petit, il exige une proximité du regard et un rapport intime, exclusif dans l’instant. Les images de Zhu Hong oscillent entre leur apparition spectrale et leur déliquescence. Quand quelques taches dorées viennent troubler la vision d’une scène, elles font l’effet de vieux daguerréotypes piqués –plaques de cuivre à l’aspect miroitant, ancêtre du papier photographique. Le crayon dur a ceci qu’il reflète, s’y ajoute les infimes épaisseurs qui se créent à la bordure des taches d’encre et l’on se retrouve face à un miroir qui renverrait une image faussée. Il faut alors se déplacer et se focaliser sur certaines parties pour que la figure se révèle enfin.

La considération du rôle joué par la lumière, l’ombre, et le reflet dans la perception de son travail est à l’origine de la série Ombres. Zhu Hong reproduit au crayon les taches créées sur le mur par le passage des rayons du soleil à travers les volets. Naît ainsi l’impression étrange que les murs sont devenus photosensibles. Les baies voilées de blanc, sur lesquelles des croisillons peints en réserve dédoublent les ombres portées, filtrent la lumière qui devient un matériau intrinsèque à l’œuvre. Pourtant, Zhu Hong ne dessine que l’ombre ou la pénombre… La quête de la matérialité a priori insaisissable de la lumière se retrouve dans un travail numérique en grand format : les ombres engendrées par la lumière perçant le verre soufflé des fenêtres du Château sont ici étendues à grande échelle après avoir été photographiées, reproduites en négatif et tramées.

La série Room with windows, procède également du négatif. Les peintures à l’huile sur panneaux de bois reconsidèrent la tradition picturale issue de la Renaissance qui définit le tableau comme une fenêtre ouverte sur le monde. L’ensemble prend naturellement place sur les murs de trois pièces en enfilade dans les communs du Château. Pour la plupart, les tableaux sont constitués de plusieurs parties, comme si le visiteur regardait un paysage à travers une fenêtre. Les espaces laissés vides entre les morceaux peints sont la marque de la présence des châssis et croisillons des fenêtres. Vues après l’orage où vision de nuit ? Les peintures sont produites à partir de clichés dont les valeurs sont inversées numériquement puis de nouvelles teintes sont créées qui enrichissent la vision première.

Au delà de la représentation, Zhu Hong vient affirmer que l’image est un objet qui, aussi fin soit-il, possède une matérialité faite de multiples couches épaisses ou infimes. Cette multiplicité est ici opérante et fait oublier parfois la réalité concrète à l’origine des œuvres produites. Zhu Hong éprouve ad libitum la planéité et l’instantanéité figée de la photographie pour créer d’autres tranches picturales ou graphiques. Prélevées au temps, elles se révèlent moins dans l’instant que dans une durée qui est celle de l’expérience d’une image en train de se faire et de l’Histoire qui se construit.






Hors Champ
(Les vertus de la fragmentation)
Hubert Besacier, 2011

Quelques années après son installation en France, Zhu Hong s’adonne à ce qu’on pourrait appeler en termes musicaux une “œuvre de chambre“. Il s’agit d’un petit livre, qu’elle compose à partir d’un dictionnaire encyclopédique français, dont elle reproduit minutieusement, à la mine de plomb, un choix de définitions et d’illustrations, après avoir amidonné son papier d’un balayage de peinture acrylique blanche.
Elle collecte ainsi dans la langue française, un ensemble de mots qu’elle a fait siens, qu’elle thésaurise et qu’elle ancre dans un geste pictural. 

Cette façon de prendre pied dans un univers culturel à partir d’un choix subjectif, affectif, affirmant à la fois ce que l’on s’approprie et ce que l’on maîtrise de ce savoir, s’apparente à la méthode qu’elle emploie pour aborder le patrimoine de la peinture occidentale.

Avec la série des grands tableaux intitulée Dans le musée (2007), pour peindre à son tour et à sa propre manière, Hong prend pour objet la peinture occidentale telle que la rencontre un individu venu d’une autre culture, qui fait ses choix, qui s’approprie peu à peu un nouveau monde en y cherchant des points d’accroche. Mais cette approche se fait globalement, en ne sélectionnant les œuvres ni de façon historique, ni de façon thématique, ni de façon scientifique. C’est un ensemble qu’elle saisit dans sa totalité, tel qu’il se présente dans son dispositif muséal.
Il ne s’agit donc en rien de reconstituer un florilège de chefs d’œuvres. Au fil de ses pérégrinations, de musée en musée, Hong fait une place aussi importante aux accessoires, à l’environnement immédiat, aux visiteurs parfois, qu’aux œuvres. Les œuvres sont mises en situation, elles sont disposées dans un contexte au même titre que l’objet prosaïque : la caméra de surveillance, la prise de courant, le fauteuil du gardien qui a leur tour sont  consacrés par le geste pictural.
Souvent, les tableaux cités apparaissent comme une incidence, sur le bord d’un vide qui fait l’essentiel de la nouvelle composition. En toute logique, ils n’y figurent que partiellement, pris dans un appareillage culturel qu’ils ont suscité, auquel on les a assignés, d’où ils n’émergent plus que par résurgences fragmentaires dans la pâte, dans le flux de la peinture remise à l’œuvre.
Le détail cité intervient rarement comme le particolare en usage dans les livres qui traitent de peinture. Il n’y a pas ici d’intention didactique. Chez Hong, le détail lui-même est souvent tronqué, son cadrage semble aléatoire. Il ne paraît être là que pour servir l’à côté qui revêt une égale importance.
Invitée en 2008 au Musée des Ursulines à Mâcon pour travailler à partir des peintures de la collection historique, elle s’arrête sur le détail d’une main qu’elle tire d’un portrait de Nicolas de Malézieux par François de Troy (1645-1730).
On revient à un fondamental, celui de la main, qui porte la tonalité expressive de tout le tableau.
Le détail résume et suractive ici la nature et la force de l’œuvre historique comme une sorte de synecdoque. La main est rejetée à l’extrémité droite d’un polyptique qui se développe sur quatre panneaux faisant la part belle à deux plages monochromes d’un gris uni que seule la trace du balayage transversal anime. De part et d’autre de ces plages monochromes, l’artiste a reproduit la lourde moulure d’un fragment de cadre doré.
Un de ces fragments de moulure occupe à lui seul un panneau étroit qui sert à la fois de clôture et d’intermédiaire entre le monochrome et l’emprunt à la figuration historique, symbolisant parfaitement continuité et rupture.

En extrayant un détail d’une œuvre, on se focalise sur l’important. En faisant ensuite de ce détail un élément annexe, on donne toute son importance à l’à côté, sans quitter complètement l’indice qui a permis ce déplacement.
La main subsiste comme un “morceau de peinture“, c’est-à-dire l’exemple d’une modalité spécifique particulière, mais aussi comme une citation colorée qui entre dans la composition en train de s’élaborer. Le regard capte simultanément deux états de la peinture. La place centrale faite au monochrome apparaît comme une sorte d’éloge du silence, un silence expressif, habité, comme on en trouve dans certaines pièces musicales de Webern ou de Luigi Nono.

Chez Hong, le détail emprunté, parfois lui même tronqué, nous parle de la situation du tableau dans le contexte culturel actuel et dans la mémoire collective et individuelle.
La fragmentation relève d’une sélection intime, celle d’un regard particulier qui révèle la relation particulière que l’artiste entretient avec le corps de la peinture. Le peintre est collectionneur. Il nous invite à nous promener dans le monde de la peinture, comme dans son jardin familier.
Ces fragments sont aussi l’évocation d’un monde aboli dont ne subsistent que des vestiges, ceux de la mémoire affective, sélective. L’héritage constitue un substrat pour une nouvelle peinture qui se développe dans un premier temps en hors champ, dans les silences, les lacunes, dans ces balayages et dans ces coulures, dans ces touches grises qui nous ramènent à l’objectivité des temps présents. (Car l’héritage englobe également les acquis d’un Jasper Jones ou d’un Gerhard Richter).

Le hors champ est aussi la place que se choisit l’artiste pour remettre en jeu sa propre pratique. Ainsi la peinture s’approprie la peinture, relie l’exercice présent à son histoire, comme elle vient englober par son glacis la copie encyclopédique.

Dans les séries qui vont suivre, Zhu Hong prend encore un peu plus de recul par rapport à son objet.
Le phénomène pictural historique est alors abordé par les moyens de sa médiatisation en l’occurrence par les affiches d’expositions.
S’il est plaisant de constater que l’on puisse, par ce détour, recréer de la peinture, l’affiche permet à l’artiste d’aller plus loin encore dans le syncrétisme, car non seulement elle facilite le vagabondage à travers les époques et les styles picturaux, mais elle permet également de ramener dans le champ d’un regard compatible avec le médium peinture, des œuvres qui appartiennent à des disciplines artistiques différentes : la vidéo par exemple (Eija-Liisa Ahtila), la sculpture, ou encore la photographie.
Le peintre peut ainsi établir et entretenir un dialogue avec ses pairs, qu’ils appartiennent à l’histoire ou qu’ils soient ses contemporains et quels que soient les moyens de création qu’ils emploient.
C’est peut-être accessoirement, une manière de réaffirmer la place symbolique de la peinture comme principe générateur et comme symbole générique de toute activité artistique. Mais c’est aussi une façon de montrer que la photographie (et à sa suite, le montage cinématographique), influe aujourd’hui sur toute conception de l’image, qu’elle la conditionne et que la peinture n’échappe pas à ses modes de perception et de création. (Cadrage, découpage, variation des plans et des focales, retours, répétitions, superpositions). Le travail de Zhu Hong atteste que nous sommes bien dans une ère de la peinture post photographique.
Dans une suite impressionnante de dessins, elle s’emploie à dessiner in extenso, au crayon, avec la même précision et la même virtuosité qu’elle l’avait fait pour ses pages d’encyclopédies, un ouvrage consacré à la photographie (La photographie dans l’art contemporain de Charlotte Cotton). Chaque photographie de l’ouvrage est alors reproduite dans son format d’origine. Comme elle exécute ces dessins sur des papiers noirs où la mine de plomb ne se distingue que par ses reflets argentés,
le déployé des images du livre prend de ce fait l’apparence d’une suite de négatifs photographiques.

L’affiche a également cette particularité de mêler l’image et le texte qui y prennent une égale importance. Or depuis le début, l’écriture est très présente dans le travail de Hong. Ce sont des images de cartes postales ou de lettres dans lesquelles apparaissent des bribes d’adresses, des résidus textuels, mais aussi le nom évocateur de tel ou tel artiste sur les petites plaques de cuivre et les cartels des musées. Il est donc normal que la fragmentation affecte aussi le mot. Notons que dans la série des affiches, le morcellement du mot paraît parfois plus saisissant (on pourrait dire plus iconoclaste) que celui du tableau.
Quoi qu’il en soit, le recours transitionnel à l’affiche est pour l’artiste un moyen subtil d’affirmer sa position en incluant dans le portrait de la peinture, les moyens de sa médiatisation et le discours qu’elle suscite.

Plus récemment, dans cette relation qu’elle n’a cessé d’explorer entre la saisie d’un tout et la puissance évocatrice du détail, Zhu Hong a introduit dans son travail de réflexion sur la peinture une dimension nouvelle. L’artiste va chercher dans le corps du tableau ce qui peut troubler notre vision. Effets de surface dus aux altérations du temps, aux interférences de la lumière, traces incidentes : tout ce qui oblitère l’image ou qui par sa présence aux abords de la figure vient en modifier la perception. La peinture est bien réaffirmée là sous son aspect d’artifice visuel.
Elle met ces détails picturaux en rapport avec ce que notre propre vue ou encore l’appareil photographique peut saisir d’un paysage au travers de filtres visuels, d’un reflet, d’un jeu d’ombres ou au travers d’un autre plan.
C’est ainsi qu’elle jouera sur les analogies entre la craquelure du vernis d’un tableau ancien et la photographie d’un fragment de paysage capté à travers le réseau d’une toile d’araignée.
A cela s’ajoute un jeu de confrontation entre des détails venus d’œuvres diverses (prélevées généralement dans les collections locales au cours de ses résidences), qui se répondent par leurs similitudes ou leur proximité thématiques et qui peuvent être répétés à des échelles et dans des positions différentes.
Contrairement à ce qui se passait avec la série Dans le musée la composition d’une œuvre ne se fait plus sur de grands châssis, mais directement sur un pan de mur où sont disposées des toiles de tailles variées. Ces  dispositifs sont ouverts, repositionnables à loisir. On y perçoit la délectation de remettre ses pas dans la virtuosité d’œuvres éprouvées, comme on se rejoue un morceau de musique  aimé. Depuis les expériences d’Elaine Sturtevant ou d’André Raffray, on sait que la reprise peut être création. (En musique, les exemples abondent : Le Ludwig Van de Maurizio Kagel, le Tristan de Hans Werner Henze ou encore le Trio de Philippe Hersant travaillant à partir de réminiscences et de bribes de la sonnerie de Saint Geneviève du Mont de Marin-Marais).
Ainsi se trament de nouveaux récits, apparaissent de nouveaux sens de lecture. Ainsi sont esquissés les éléments d’un univers mental singulier, fait de réminiscences émergeant d’un bien collectif, suivant une méthode commune à tous les modes contemporains de création - sample, copie, citation littéraire, picturale ou musicale, caractéristique de notre (Post ?) modernité.







De l’ange au lion
- rencontre avec Zhu Hong à l’occasion de son exposition à la Maison de Bourgogne à Mayence
Ursula Hurson dans l’atelier de Zhu Hong, Dijon, juillet 2010


U.H. : Lorsqu'on vous invite à montrer vos travaux dans ce lieu très exposé aux regards des passants qu'est la Maison de Bourgogne à Mayence, lieu que vous avez baptisé "aquarium", vous décidez d’intégrer les grandes vitrines dans votre concept d'image. En même temps vous retournez, selon vos habitudes, au Musée des Beaux Arts de Dijon pour relever minutieusement les mesures du tombeau de Philippe le Hardi dans la Salle de Garde. Vous ignorez le soubassement de l'architecture funéraire pour vous focaliser sur le couvercle. Vous composez alors deux dessins en grand format horizontal à l’échelle 1 : 1, à l'encre de Chine et au crayon de papier: deux prises de vues frontales à hauteur des yeux, prises de vues fragmentées où les ailes des anges dressées vers le ciel du côté du chevet d'une part ,et le lion-gardien du côté du pied, d'autre part prennent une partie importante des dessins, ne faisant ressortir que partiellement la tête et les pieds du gisant. La technique, élaborée auparavant pour une série s'intitulant De la main à la main, combine l'aspect fusionnel et incontrôlable des coulures d'encre avec la précision du crayon fixant les détails. Déjà dans les préparatifs de ces dessins on retrouve une fine recherche des correspondances et des renvois symboliques nourries par votre capacité à allier l'extraordinaire savoir-faire du peintre que vous êtes au patrimoine occidental que vous assimilez avec aisance; vous nous invitez ainsi à mobiliser notre mémoire visuelle... Or, vous exposez ces deux dessins dans les vitrines ; vus de l'intérieur, ils se tournent le dos, avec un espace vide entre les deux. Quelle est la fonction du vide présent à la fois dans l'espace entre les deux dessins, et de part et d'autre sur les deux dessins des fragments du couvercle du tombeau? 


Z.H. : Il est vrai que cet espace est un peu difficile pour mon travail. C’est pour cela que j’ai  souhaité faire une pièce in situ. A vrai dire, le musée est l’endroit le plus proche et le plus facile d’accès pour moi pour trouver une idée et poursuivre une méditation sur l’art. Dans le contexte de cette exposition il y a aussi un lien dans l’idée de l’échange culturel entre les deux régions. Mais je dois avouer que je suis allée avec une idée mais que j’en ai trouvé une autre. La voilà ! Il s’agit de « transporter » mentalement  cette célèbre sculpture de tombeau.
La fragmentation est quelque chose qui est au centre de mon travail. Le fait de la prise de vue de 2 morceaux de ce monument tombal fait disparaître le sujet original : Philippe le Hardi. J’utilise la largeur de l’espace qui correspond à la largeur de cette sculpture, la partie dessinée est centrée pour que les deux dessins se trouvent vraiment face à face ou dos à dos si l’on veut. C’est ainsi que le vide entre les deux dessins fait sens : C’est le corps disparu et je laisse compléter l’œuvre par l’imagination ou la mémoire du spectateur ; d’où le titre de l’exposition, De l’ange au lion.

U.H. : Vous passez beaucoup de temps dans les musées et d’ailleurs, vous ne dénigrez pas les musées de Province, vous scrutez, vous observez et, comme pour les deux dessins du tombeau de Philippe le Hardi, vous isolez souvent un détail tout en jouant avec les modes représentatifs et avec les techniques – d’où vient ce besoin d’interroger les tableaux anciens, cette envie d’intégrer l’espace muséal dans votre vision de l’image ?


Z.H. : Je pense que ce que fait voir un artiste c’est ce qui l’intéresse personnellement. J’ai fait des études de peinture à l’huile en Chine. L’envie de voir les chefs-d’œuvre en vrai faisait partie d’une de mes raisons pour venir en France et naturellement les chefs-d’œuvre se trouvent dans les musées. Or, contrairement à un artiste européen qui a grandi dans et avec cette culture, je porte un regard différent, « d’étrangère » sur les œuvres.
Les livres d’art jouent également un rôle essentiel pour ma culture de l’image. Ils sont comme une continuité du regard et de la réflexion, et puis le livre s’inscrit dans un contexte de « sérialité » - Ma série des « peintures-dessins » vient de cette contemplation et du simple processus de feuilleter un livre comme L’histoire générale de l’art (en 4 tomes, édition Librairie Aristide Quillet, 1938). De là est issue toute une interrogation sur le dessin et sa valeur par rapport à la peinture.


U.H.: Dans cette série de « peintures-dessins » qui se trouvent dans la 2e  salle de l’exposition, on retrouve une technique qui vous est chère et qui crée un effet de voile, de gaze sur le support et qui me fait penser aux feuilles en pergamyne translucide qui protègent les photos dans les anciens albums.
On perçoit quelque chose de laiteux, d’adouci, un effet de pastel grâce auquel on reconnaît vos peintures – quel est le message que vous avez envie de transmettre avec cette technique ?


Z.H. : Il est difficile de répondre à cette question !
Ici, pour cette série, la documentation vient effectivement de ce livre d’histoire d’art mentionné auparavant et dont les pages sont déjà jaunies. L’idée de ce voile créé par la réduction de contraste, vient de l’instant passé de la photo, du temps et de la distance entre notre réalité et l’aura picturale. Votre idée de papier-calque entre les photos est intéressante, presque étonnante. Je n’y ai pas pensé mais  je pourrais peut-être l’utiliser dans mes prochaines créations.


U.H. : Le titre de l’exposition opère comme une sorte d’approfondissement du champ de vision par rapport à l’œuvre – qu’ajoute le titre pour cette série « peintures-dessins » ?


Z.H. : Le titre de cette série vient de la matière et de la technique du dessin évoquant le choix et l’initiative de la part de l’artiste-auteur. Le titre rappelle que ces images qui partent de fragments de corps humains, d’animaux  ou d’architectures, ont un point commun: à l’origine elles étaient toutes des dessins. C’est la matière même du dessin que je souhaite représenter à travers la figuration.


U.H. : Revenons aux deux dessins « De l’ange au lion» : vous avez pris des risques techniques si l’on peut dire car vous travaillez la grisaille en format très large alors que l’on se souvient de la série De la main à la main aux formats de petits tableaux intimistes – ici, le dessin ne rehausse pas les parties exécutées à l’encre de Chine comme pour refléter un travail minutieux de restitution mais fusionne avec les parties traitées de façon presque non-figurative. Ainsi l’état fluide de l’encre et le dessin à la mine de plomb entrent en dialectique en accentuant le jeu de la mémoire qui oscille entre effacement et saisissement. Qu’est-ce que vous aimez dans cette combinaison des deux techniques ?


Z.H. : C’est une invitation qui rend le regard attentif. Je donne à voir et c’est au spectateur d’aiguiser sa perception et d’activer sa mémoire visuelle. C’est comme un jeu de découverte, plus on regarde, mieux on comprendra.


U.H. : Oui, cela évoque la fonction herméneutique de l’image. Merci Hong, d’avoir partagé vos réflexions avec moi - en vous écoutant, j’ai pensé à une idée qui était chère à Aby Warburg : « Erschaffung des Grisaillemenschen als Akt künstlerischer Sophrosyne » que l’on pourrait traduire par « la création de la figure en grisaille considérée comme un acte de mise à distance, comme une sorte d’espace mental incarné par la déesse grecque de la sagesse et de la prudence ».




La peinture comme souvenir lacunaire

Jean-Charles Vergne, 2010

Souvent, les œuvres de Zhu Hong reproduisent des détails de peintures classiques vues lors des visites de l’artiste dans différents musées. Ornementations maniéristes, bordures de cadres dorés, plans rapprochés sur telle ou telle partie anatomique d’un corps peint quelques siècles auparavant, morceaux de tableaux vus en situation d’accrochage dans une salle d’exposition… sont autant de sujets qu’elle explore, constituant ainsi une somme d’œuvres dont la principale caractéristique soit de s’organiser autour de la représentation d’éléments parcellaires d’œuvres préexistantes ou de lieux muséaux. Une peinture de François de Troy, conservée dans les collections du Musée des Ursulines de Mâcon, se voit ainsi tronquée de l’essentiel de sa surface, Zhu Hong n’en préservant qu’un recadrage décentré à l’extrême où ne subsiste que l’apparition d’une main bordée par un morceau de cadre doré, sur un polyptyque dont l’un des éléments n’est que le monochrome du mur séparant l’œuvre de celle qui la jouxte dans l’accrochage du musée. La Maja desnuda de Goya vue au Prado, tronquée elle aussi, intègre les têtes de deux visiteurs qui passent devant l’œuvre, indiquant ainsi le souvenir partiel de l’œuvre, reliquat mémoriel imparfait de ce qui a été vu. Une série d’œuvres portant les noms de prestigieux musées – Alte Pinacothek de Münich, Centre Pompidou… – montre, sur de grands formats verticaux et étroits, des vues d’accrochages où sont traités à part égale le sol, la cimaise et des fragments d’œuvres accrochées sur celle-ci. Il y a également les dessins, reproduisant de manière totalement diaphane les détails de chefs-d’œuvre de Mantegna, Boticelli, Le Caravage, Van der Weyden, Dürer, Van Eyck… comme autant de fragments préservés dans le souvenir des œuvres. Sur un registre semblable, une autre série reproduit quant à elle des morceaux d’affiches d’expositions vues par l’artiste en France, en Allemagne, Belgique…

Une première approche consisterait à voir dans cet archivage de références, dans ces exercices de copie de grands maîtres, l’attitude typique d’une artiste d’origine chinoise trouvant dans l’art occidental un sujet d’étude privilégié. Zhu Hong est née à Shanghai, a fait ses études à l’Ecole des Beaux-Arts de Dijon où enseigne notamment Yan Pei-Ming, originaire du même endroit et dont je me souviens qu’il me confiait il y a une douzaine d’années son étonnement face aux réactions suscitées par le fait qu’un artiste chinois vivant en France choisisse de ne pas pratiquer une peinture vernaculaire, habitée par l’esprit asiatique et son héritage pictural. Il y aurait donc un stéréotype de l’artiste venu de Chine (ou d’Inde, d’Afrique…), multipliant les visites d’expositions classiques et les exercices de style, assimilant la culture occidentale pour s’y intégrer. Cette première approche du travail de Zhu Hong, en admettant qu’elle puisse être acceptable (ce qu’elle n’est pas), ne pourrait l’être qu’à la condition d’être envisagée avec une certaine ironie, à l’heure où la Chine est devenue l’un des points névralgiques incontestables de la création contemporaine, dans la spécificité même d’une culture qui n’éprouve plus le moindre complexe à s’affirmer en tant que telle vis-à-vis de la culture occidentale.

Une seconde possibilité consisterait à associer Zhu Hong à une pratique réflexive qui la rapprocherait d’artistes comme Simon Linke ou Andrew Grassie. Simon Linke s’est notamment illustré par ses Artforum Paintings, reproduisant à l’huile empâtée des pages d’insertions publicitaires du magazine Artforum annonçant telle exposition d’Andy Warhol à la Gagosian Gallery, tel projet d’Urs Fischer au Museum Bojmans van Beuningen, transposant également certaines couvertures du magazine dans la série des Artforum covers. Je songe notamment à l’une d’entre elles qui titrait « The Tuymans Effect », consacrée à Wilhelm Sasnal, Eberhard Havekost et Magnus von Plessen, la peinture de Zhu Hong n’étant d’ailleurs pas très éloignée des préoccupations de ces quatre artistes. Andrew Grassie, quant à lui, réalise à la tempera sur papier des reproductions hyperréalistes de scénographies d’expositions, comme cette œuvre titrée Malcolm Morley and Agnes Martin prenant sa source d’une reproduction extraite d’un catalogue sur le « Super Realism » des années 70. Pourtant, et bien qu’elle puisse entretenir l’analogie avec ces deux artistes – les fragments d’affiches d’expositions et les publicités d’Artforum de Simon Linke, les cadrages scénographiques et ceux d’Andrew Grassie – la peinture de Zhu Hong ne concerne pas notre relation à l’art, à sa médiatisation, à son marché. Elle joue probablement de ces registres pour mieux les désamorcer, tout comme elle emmène le spectateur sur la voie erronée du choc culturel énoncé plus haut.

J’évoquais une possible filiation du travail de Zhu Hong avec celui d’autres peintres comme Luc Tuymans ou Eberhard Havekost, et c’est probablement dans de communes préoccupations que se loge véritablement la pratique de l’artiste chinoise. En effet, plus qu’un travail de récolement des grands maîtres occidentaux, plus qu’un archivage de lieux visités, il s’agit pour Zhu Hong de mettre en œuvre une interrogation sur la manière dont, en tant que spectateurs, nous sommes capables de mémoriser ce qui est vu. Comment se souvient-on d’une peinture ? Que retenons-nous véritablement ? Sommes-nous seulement capables de mémoriser avec exactitude une seule peinture ? L’exercice est simple : il suffit d’essayer de se souvenir avec le plus de précision possible d’une œuvre que nous pensons connaître pour s’apercevoir de l’état lacunaire de notre souvenir (Dans La Joconde, comment se structure le paysage mental d’arrière-plan, quelle main est posée sur l’autre, de quelle couleur est le ciel… ?). Notre mémoire n’est que résiduelle, parcellaire, fragmentaire, distordue. Les couleurs employées par Zhu Hong ne sont pas celles des œuvres originales dont elle reproduit certaines parties ; ses dessins sont si diaphanes qu’ils semblent en évaporation à l’instant même où on les voit. Les couleurs utilisées par Zhu Hong sont, de manière presque systématique, des gris teintés posés en touches crémeuses organiques. Le gris teinté en peinture a cette étonnante capacité à être, justement, quasiment impossible à mémoriser. Les gris teintés de Zhu Hong, comme ceux de Luc Tuymans, produisent des œuvres allusives, chargées en rémanence, qui ne peuvent se fixer dans la mémoire de celui qui les voit. Elles ne fabriquent que du lacunaire, comme les sujets qu’elles abordent. Elles sont des images raréfiées qui opèrent un double mouvement paradoxal : elles mettent en échec la mémoire et, simultanément, opèrent par tons qui s’agrandissent dans la mémoire. Ne reste à la fin qu’une mémoire résiduelle des œuvres, imparfaite et fantasmée. Les peintures de Zhu Hong posent la question de notre relation mémorielle à l’art. Ce qui les fait survivre et exister réside dans cette architectonique du fragmentaire, dans ce choix de la parcelle, du détail, dans cette faiblesse chromatique assumée qui résolument les place du côté de la sincérité : on ne se souvient d’une œuvre (et de toute autre chose d’ailleurs) que de manière allusive, nébuleuse, morcelée, infidèle.





L’épaisseur du vide                                                                                         
Bertrand Charles, 2009

Des images qui se suivent et se ressemblent. Des images qui sont chacune comme toutes les autres, toujours les mêmes, n’importe lesquelles et en même temps, choisies, celles-ci absolument. Le souvenir, les marques du temps, les traditions et les mœurs d’une époque se superposent, s’effacent ou se fondent les uns dans les autres. Une suite de petits formats, une gamme chromatique restreinte, limitée à des gris, des tons pastel au service d’une banalité presque ennuyeuse. Les teintes sont celles de cartes postales anciennes qui cachent d’ailleurs assez mal leur manque de contenu. Nous sommes ainsi bercés dans une atmosphère à laquelle on pourrait presque reprocher un certain esthétisme sensualiste…

Les images que peint Zhu Hong sont tirées de cartes postales qui attestent du développement d’une ville et de son quotidien au moment de la révolution industrielle. Mais Zhu Hong ne nous entraîne pas dans une ballade au charme désuet et suranné. Elle se réapproprie cette imagerie populaire en y apposant sa marque. Et si elle garde l’aspect « photo jaunie », c’est seulement un moyen pour elle de respecter le temps. Ce faisant elle conserve également la composition de ces cartes postales : pas de recadrage, juste un agrandissement, à l’échelle du tableau 33 x 55 cm. Elle transcrit les éléments puis elle vient superposer des couches de peinture. Dans cette sorte de all-over appliqué sur le réel photographié, certaines formes disparaissent, soit masquées, effacées ou enfouies, puis ressurgissent de cet ensevelissement.
Les figures sont mentalisées, mises à plat, détourées, exacerbées. L’accumulation des repentirs et des morceaux disparus au cours du travail finit par constituer sur la toile une épaisseur à la fois matérielle, et immatérielle qui l’obsède. Dans ce clair-obscur très fondu, du blanc pastel au gris sépia, les figures demeurées visibles menacent de s’effacer au point que l’on en oublierait la réalité concrète à l’origine de ces images. Les paysages, monuments, personnages, enfermés dans l’espace de la peinture, emprisonnés dans la couche, décontextualisés dans un arrière-plan immatériel, sont libérés de leur fonction représentative et existent enfin pour eux-mêmes. 

Dans cet acte de reproduction, le but de Zhu Hong ne consiste pas en la reconstitution, encore moins en l’imitation de l’aspect « photographique ». La touche épaisse, les coulures nous invitent à cesser de voir dans le tableau l’image et révèlent alors son caractère d’objet. Par la mise en épaisseur, la carte postale, vidée de son caractère indiciel, fait place à la réalité de la peinture. Les traces de pinceaux, les taches jetées sur la toile, l’image en train de se faire sont une sorte d’animation figée qui nous restitue un passé affadi. Son geste ne vient pas prolonger un présent indéfiniment. Ce regard rétrospectif sur ces objets du souvenir, supports de mémoire, devient un réexamen critique de notre héritage culturel.
Le fait de reproduire ces cartes postales souligne fatalement la transformation de nos rapports aux traces du passé. Aussi insignifiantes ou ordinaires soient-elles, déviées de leur usage initial, elles deviennent aujourd’hui des reliques à la fois idéalisées et dégradées. Images banales, présentes dans l’inconscient collectif, elles mettent en jeu la conscience individuelle que nous avons du temps.

Même si sa pratique est essentiellement picturale, le dessin tient une place prépondérante chez Zhu Hong. Trois dessins de grandes dimensions (plus de 3 mètres de hauteur par 1 mètre de large), représentations de plans et vues aériennes de la ville de Montluçon aux XIXe et XXe siècles, viennent appuyer ses réflexions sur l’Histoire. Ils sont justement intitulés Poussières 1800, 1890 et  1956. Quasi hiératiques dans leur verticalité, ce sont de grandes étendues de hachures très peu contrastées où les informations se tiennent à la limite du visible et de l’invisible. Dans la manière qu’elle a de monter les gris en couches successives très légères sur toute la surface, elle récupère ce quelque chose des gestes machinaux que l’on fait et refait pour garder en mémoire. Le papier, quant à lui, garde les traces de frottements ou autres « défauts », empreintes du travail et du temps finalement.

La qualité plastique des peintures et dessins de Zhu Hong rejoint parfois celle des premiers clichés de l’histoire de la photographie : flous, étranges, quasi fantomatiques. Le regard qu’elle porte sur le passé fait passer pour étrangement actuels ces lieux parfois vides ou seulement habités de quelques âmes ; en quelque sorte des versions modernisées des scènes de genre des maîtres hollandais du XVIIe siècle.




Rémanences
Hubert Besacier, 2008

On peut prendre les tableaux de ZHU Hong au tout premier degré de l'image. Ainsi, cette série intitulée Dans le musée, relate la déambulation d'une jeune chinoise qui découvre la peinture historique occidentale et s'attarde aux détails des modes et des lieux dans lesquels elle est montrée. Hommage aux prédécesseurs, mise en abîme d'une peinture qui se considère au travers de la peinture, qui se rejoue par la peinture. 
On peut également interpréter la fragmentation du sujet, et le fait de donner la même importance au chef d'oeuvre (banalisé par sa trop grande célébrité ?) à son cadre, à la prise de courant ou à la chaise du gardien, comme la transcription réaliste de ce qui subsiste dans la mémoire du visiteur lorsque tant d'oeuvres ont défilé devant ses yeux. La restitution d'une ambiance en quelque sorte.
Mais si l'on replace ce travail dans son contexte: celui de la peinture la plus contemporaine, la fragmentation apparaît comme étant une donnée essentielle à la création.
La modernité s'est toujours fondée sur une réappropriation des oeuvres antérieures. On ne bâtit jamais ex nihilo. (Si l'on fait remonter l'origine de l'art moderne à Manet, c’est bien pour sa façon de remettre à plat le patrimoine pictural).
De plus, la civilisation de l’image dans laquelle nous sommes désormais immergés, en médiatisant à l’envi l’imagerie de la peinture, (livres, cartes postales reproductions, posters) a inventé le particolare, donné une importance majeure au détail.
Mais dans tous les domaines de la création, la fragmentation est également une des caractéristiques de la modernité.
Dès les années 30, des artistes comme Van Doesburg avaient éclaté le tableau en y incluant l’espace qui en séparait les éléments. Le vide du mur procédait de l'oeuvre, comme les sculpteurs constructivistes avaient introduit le vide dans la sculpture et comme les musiciens s'étaient mis à user du silence (Webern...). Le fragment, théorisé par les créateurs et penseurs du XX° siècle ( Blanchot....) devint l'alternative à la grande forme qui s'était imposée au siècle précédent. Les Fragments d'un discours amoureux s’imposèrent comme l’alternative au roman d'amour classique.
La création n'est possible que lorsque l'oeuvre du passé est reprise en compte avec des trous, lorsque l'histoire devient suffisamment poreuse pour laisser du souffle aux générations nouvelles, lorsque le poids de la tradition s’allège par l’anamnèse.
Ainsi  sommes nous passés progressivement de la variation sur  (Philippe Hersant, Hans Werner Henze, Maurizio Kagel...), au sample, mais la trajectoire est la même: Il s'agit bien aujourd'hui dans la peinture comme dans la musique ou la littérature, de se fonder sur l'héritage mais avec une modalité nouvelle.
Lorsque ZHU Hong , fait aujourd'hui de la peinture en prenant appui sur des détails d’œuvres du passé, la brisure, le vide, le silence, la plage, le hors champ sont partie constituante de leur peinture au même titre que la figure ou que la forme abstraite. Chez ZHU Hong, ce qui se passe dans la marge est au moins aussi essentiel que ce qui se passait dans le tableau historique. L'acte de peindre s’affirme dans une vacance tout en se fondant sur une proximité: la présence tutélaire de ce que les peintres du passé nous ont légué, comme une résonance de l’objet historique dans la peinture vivante. Un fragment de drapé, un pied, un bout de cadre ou de socle, l'apparition du nu canonique aussi référentiel que le cartouche qui porte de façon incantatoire telle ou telle signature mythique, sont là pour qualifier la plage qui les jouxte. Mais surtout cette proximité agit comme la rémanence de ce qui reste vivant dans l’œuvre du passé, de tout ce qui fait la teneur du pictural: tonalité, lumière, incidences de la couleur. S’opère également une symptomatique transition entre la touche historique et l’usage qui en est fait dans la peinture moderne, en particulier depuis l’avènement de l’expressionnisme abstrait puis celle du monochrome. 
Chez Zhu Hong, la couleur est d’autant plus présente qu’elle est voilée. L’unité qui s’impose d’un tableau à l’autre se fonde sur un ensemble de tons gris colorés qui assigne les couleurs aux couleurs du temps et installe un effet de surface propre à la peinture moderne. Nous sommes confrontés à la beauté fragmentaire d’une archéologie et ce regard, au contraire de ce que nous apporterait la simple copie, se situe résolument dans le temps présent. L’artiste évoque elle même une tonalité brumeuse qui serait celle du souvenir. Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas là d’une vision nostalgique, mais bien d’une modalité pour interroger le phénomène de l’héritage, celui de la perception, et de façon primordiale, le rapport de la culture à l’acte vivant qu’est la peinture.